Toi et moi, le ciel, le vent, les géants

Du sud-Lipez au salar d’Uyuni.

 

Il existe des endroits surprenants sur la terre.

Les chutes du Niagara sont surprenantes, les rizières Vietnamiennes sont surprenantes, la tapisserie chez ma grand-mère et l’état des routes au Congo sont surprenants. Mais là je veux vous parler de quelque chose de VRAIMENT surprenant. Et extrême. Vraiment extrême. Je pense à un royaume de vent, un royaume de géants perchés au dessus du monde là ou l’air se fait plus absent, le froid plus mordants, le soleil plus ardent. Grand-mère et les congolais peuvent aller se rhabiller, et ce n’est pas plus mal s’ils veulent éviter un rhume. Car cette histoire se passe dans une région aussi froide qu’ardente, mais surement pas tiède ni accueillante.

Voici un petit reportage photo pour vous plonger dans ce royaume si particulier perché sur l’altiplano Bolivien. Du Sud-Lipez au salar d’Uyuni, suivons quelques traces laissées par les géants des Andes jusqu’au grand miroir des dieux: le Salar d’Uyuni.

2012, Bolivia.

 

LE TEMPS DES GEANTS


Du désert au désert. L’arrivée depuis l’Atacama, ce désert chilien parait-il le plus aride au monde, est déjà fort prometteuse: ici il n’y a rien. On vous prévient, vous êtes prévenus. De San Pedro à la Paz, le sol sera nu. La Bolivie s’ouvre à vous sèche et claquante mais qu’importe, les Andes ne sont pas exclusives… semble t-il.


L’une des particularités du Sud-Lipez est son entêtement à héberger d’étranges lagunes. Là, au milieu du sable, des cailloux, du vent, ces étendues d’eaux acides pavanent leurs couleurs sous ce ciel rendu si bleu par l’altitude. Dans ces mélanges très minéralisés les teintes varient au grès des micro-organismes tolérants de telles conditions. Du vert, du bleu, du rouge, chaque plan d’eau est un nouveau festival.


Mais ces beautés aux pigments de tannerie marocaine sont jalousement gardées par des géants d’un autre temps. Menaçants ou bienveillants, les volcans andins se hissent très haut au dessus du monde et surveillent le voyageur qui pourrait s’égarer, ou oserait dérober un peu trop de magie de ce lieu. Leur chapeau de neige, jamais démodé, finit alors de vous impressionner: vous serez humble, ils ont gagné.


La surprenante poésie des couleurs est un vestige des colères passées. Ici une très ancienne explosion volcanique a mis à nu des nuances d’ocre et de souffre. Ces atours fascinent, et ce ciel si bleu… un tour de photographe? Non, à 4000 mètres d’altitude l’air est plus rare, l’humidité négligeable, la lumière différente, c’est un autre monde cru et sans artifice qui s’offre aux yeux désorientés.


Les volcans n’ont pas dit leur dernier mot. S’ils dorment, ce n’est que pour mieux nous tromper. Ca et là leurs ronflements entretiennent de petits geysers, des sources chaudes, ou des mares de boue en ébullition à près de 200°c. Un piège pour certains, un long repos pour d’autres. « Ne nous oubliez pas » murmurent les volutes de vapeurs sulfureuses, « ici c’est chez nous, soyez avertit ». Nous le sommes.

LE TEMPS DES FLAMANTS


Au milieu de ce désert d’altitude, perchée à 4100 mètres la laguna colorada dénote, et provoque le ciel bleu profond par son rouge vif indécent à peine entaché de rares touffes d’une herbe particulièrement aventureuse. Un nouvel éden ? Rien n’est certain.


Malgré des conditions extrêmes, du froid polaire aux chaleurs estivales en passant par ce vent incessant et ces eaux chargées en sels toxiques, une grande colonie de flamants roses semble avoir trouvé un refuge idéal loin de l’audace des principaux prédateurs.


Quelques lamas ont aussi repéré le filon. Après tout les flamants sont des voisins bien paisibles et accommodants. Pourquoi se priver de décorer encore un peu plus le paysage ?
La chance peut aussi vous faire croiser des vigognes (sortes de cousins sauvages du lama), des viscachas (lapins à longue queue), ou encore des nandus (petites autruches sauvages type Bip Bip). Possibles mais plus rares: des loups, des renards, et des condors.


Difficile de sortir de cette poisse salée quand l’air est si peu dense. Même pour un flamant aguerri le décollage traine en longueur.

LE TEMPS DES ROCHERS


Le sable laisse peu à peu la vedette à d’étranges formations rocheuses sculptées par les éléments. Maitres des jeux d’ombre et de lumière, ces vieux fantômes vestiges d’un passé glorieux hantent les vallées de sable et d’air sec, comme réclamant encore un peu de leur grandeur perdue à s’entêter face au temps.


Les rochers juchés prennent l’air parfois grave, comme si vous étiez au tournant de quelque chose sans qu’aucun ne puisse expliquer quoi exactement. Certes ce désert vous jauge et vous juge, mais il vous ouvre le chemin.


Terrible solitude que celle du caillou. Pourrait-il même communiquer avec le rare voyageur ? Il en est pour penser que non.


Ultime coquetterie de notre planète, certains géants ne se lassent pas d’admirer leurs reflets dans les lagunes les plus claires, comme pour narguer les vieux rochers de leur coiffe de givre:
« tu as vu ce chapeau ? Il me va bien non ? C’est à la mode ici, mais toi tu es un peu trop petit pour en porter, trop ridé, trop rabougri. Désolé mon vieux, chacun son tour, chacun sa chance ».
Cyniques montagnes.


Quelques plantes voyous forcent l’admiration face à leur capacité d’adaptation à des conditions si précaires. Les piquants peuvent aussi bien servir à repousser des herbivores, que capter la moindre goutte de rosée. Les rochers offrent une certaine protection au soleil, au vent chargé de sel et de sable, et restituent un peu de la chaleur emmagasinée en journée amenuisant ainsi le froid nocturne.

LE TEMPS QUI S’ARRÊTE


Quelque part dans ce désert de l’altiplano le passé resurgit, le présent s’amoindrit, et l’espace d’un battement le temps s’assoupit. Alors toute existence devient ersatz.
Ici c’est un cimetière de trains qui s’invite au voyage. Bim ! Là, comme ça, comme une évidence sortie de nulle part, l’évidence d’un autre temps, l’évidence de ces monstres d’acier eux aussi battus par le temps, à l’instar des rochers du Lipez rongés jusqu’à l’os. Ca et là des cochons hantent les carcasses d’acier à la recherche d’on ne sait quoi. Parfois une balançoire improvisée s’accorde au vent dans un grincement lugubre et malvenu. Mais dans quel film sommes-nous ?


L’arrivée au salar d’Uyuni tombe comme une banalité, la suite logique de tout ce qui a été vu jusqu’alors. Des lagunes, des géants, des cailloux, et maintenant un désert de sel, forcément. Le temps est toujours arrêté. Cette plate immensité immaculée s’obstine à vous déchirer les yeux, tandis que le sel pointu craque invariablement sous vos pas. Mais je pense à autre chose, mon esprit est ailleurs. D’ailleurs comment pourrait-il encore être là ? Ce n’est pas encore ce j’étais venu voir. Non. J’avais choisi ma saison tout spécialement pour trouver de l’eau en cette région aride, bien plus que les lagunes, une eau qui recouvre de quelques centimètres à peine l’immense étendue de ce désert iodé parfaitement plat. Et je n’allais pas être déçu…


Sur le chemin vers la zone inondée l’homme, toujours lui, s’adapte et construit des bâtiments de sel. L’humanité on l’oublierait presque. Elle se fait rare dans la région. Elle est pourtant bien là, humble, disséminée un peu partout, cachée dans de petits villages encore capables de résister aux éléments depuis des millénaires. Il parait qu’il faut mettre un peu de piment dans sa vie pour en profiter pleinement. Mais certains n’ont que du sel.


Me voilà arrivé sur les étendues inondées, en plein milieu. Le spectacle est stupéfiant. Ici ce n’est plus rouge, vert, turquoise ou jaune, c’est bleu, bleu, et uniquement bleu. Si le « bleu engloutissant » était une couleur, ce serait celle-là, ne s’accommodant d’aucune nuance ni regret. Cette fois le ciel a gagné, il ne reste que lui. Tout juste quelques humains osent braver la solitude pour exploiter le sel par petits tas, ce sel si toxique chargé de bore, chlorures, carbonates, sulfates de sodium, potassium, et surtout lithium. Ces hommes qui s’activent et viennent chatouiller le lac sont les rares frémissements venant rappeler à ce lieu l’apparition de la vie.


En fait c’est cela le salar: le miroir des dieux. Et peut-être de l’âme aussi tant la sensation de vide et d’infini se fait envahissante. Il ne reste que vous, vous et votre conscience irresponsable dans l’immensité insondable. Je ne sais pas ce que les hommes sont venus chercher ici, ni si ils l’ont trouvé. J’ai pour ma part la sensation de pénétrer un lieu interdit pour lequel on aurait bien voulu tolérer ma présence, mais une journée pas plus:
« Aller Sylvain, balades toi, perds toi, quelques heures ca ira mais souviens toi, ici ce n’est pas chez toi, ici c’est bien trop pour toi, ton monde est ailleurs et encore bien vivant ». Oui, mais allez savoir où se trouve mon monde après ça. Et à qui demander sa direction ?

LE TEMPS DE PARTIR

Vient le moment de s’en aller avant de perdre la tête dans ce miroir sans fin. Ma route continue vers Potosi, Cochabamba, Sucre. Intérieurement je fais le point sur ces derniers jours. Ce fut bref, si le temps se perd ici ce n’est que pour mieux vous rappelez le moment de partir.

De ce royaume étrange je n’ai finalement rien vu. Il y a tant de choses à découvrir dans ce vide immense qui n’est que le simulacre d’un royaume souhaitant protéger sa dignité. Chaque semaine qui passe colporte l’appel des géants, enclins à me supporter quelques jours de plus peut-être, le temps d’un nouvel émerveillement, le temps d’un rêve, le temps d’une illusion.

Le Sud Lipez se traverse en 4×4, avec un guide chauffeur. Certains s’essaient au camping car, excellente idée si armé d’un GPS ou d’un excellent sens de l’orientation. Il est possible de rentrer par le Chili, l’Argentine, et bien évidemment la Bolivie. L’idéal est de venir en petit comité, louer un véhicule, faire son itinéraire et prendre son temps. On ne prend jamais assez le temps lorsque l’on voyage, et la Bolivie vous le fera regretter.

Pour voir le salar d’Uyuni inondé c’est en saison des pluies, généralement de janvier à mars. Mais à cette période vous risquez également les glissements de terrain, les routes inondées et impraticables, ou les voyages sous la pluie et la grisaille. Rien ne vous garantit le résultat, ce qui vous promet en revanche des surprises et du mouvement. Le reste du temps, en saison sèche, ne se dévoilent que le sel éblouissant et ces formations hexagonales si caractéristiques à sa surface. Les plus aventureux pourront grimper sur le sommet de l’un des nombreux volcans en bordure pour observer le salar dans tout son gigantisme, et apprécier la courbure de la terre. Mais à 5000 ou 6000 mètres d’altitude mieux vaut être en bonne forme et un minimum entrainé.

Et après ça ? Après ça plus rien. Le monde s’arrête. Ce monde s’arrête. Et un nouveau démarre. Mais ceci est une autre histoire…

 

Sylvain Fillos.